Dossier "Banalité du mal"

Document 1: Expérience de Milgram

Extrait du film de Costa Gavras I comme Icare 

 

 

 

 

 

  Document 2: Jusqu'où va la télé?

Documentaire de Christophe Nick

 

http://programmes.france2.fr/jusqu-ou-va-la-tele/

 

Document 3: Torturez, vous êtes filmé!

Article de Jean-François Marmion, Sciences Humaines, mars 2010

Sommes-nous prêts à électrocuter un inconnu pour les besoins d’un jeu télévisé ? Oui, d’après les résultats d’une expérience très ingénieuse. La télévision nous soumet-elle à ce point ?

Un chômeur est traqué par cinq tueurs qui lui tirent dessus dans les rues de la ville. La poursuite est filmée, en direct, pour une émission sponsorisée par une marque de cacao. La violence du programme est revendiquée, mais baigne dans le politiquement correct : un candidat noir a été écarté pour éviter les accusations de racisme… Cette situation n’est qu’une fiction, portée à l’écran dans Le Prix du danger (Yves Boisset, 1982). Lors de sa sortie, les uns crièrent à l’œuvre visionnaire. D’autres la jugeaient tout à fait irréaliste. Deux décennies plus tard, dans le monde entier, pour certaines émissions, on asphyxie des gens, on les plonge dans l’eau bouillante sur fond de rires préenregistrés, on joue à la roulette russe, on dissèque des cadavres… Cette surenchère a-t-elle une limite ? Par exemple, un homme ordinaire serait-il prêt à se transformer en assassin devant une caméra, pour les besoins d’un jeu ?

Pour répondre à cette question radicale, les journalistes Michel Eltchaninoff et Christophe Nick conçoivent un projet aussi audacieux que démesuré. Ils imaginent une fausse émission inspirée de l’expérience de Stanley Milgram. Dans celle-ci, des individus du tout-venant se soumettaient à l’autorité d’un scientifique en blouse blanche au point d’administrer des chocs électriques potentiellement mortels à un cobaye échouant à mémoriser des listes de mots. Pour cette variante réalisée en 2009, 80 volontaires, qui n’ont encore jamais participé à une émission, sont recrutés pour un pseudo-nouveau jeu, « La zone Xtrême ». Encouragé par l’animatrice Tania Young (« Ne vous laissez pas impressionner. Nous assumons toutes les conséquences. ») et un public frétillant (« Châ-ti-ment ! Châ-ti-ment ! »), chaque candidat doit électrocuter un inconnu, invisible mais audible, à chaque erreur commise lors d’une épreuve de mémoire verbale. Le voltage augmente au fil des décharges électriques, tandis que le malheureux manifeste de plus en plus de douleur, puis refuse de répondre, et enfin ne crie même plus, évanoui peut-être, voire mort. Aucun de ses tortionnaires ne sait que sa victime est en réalité un comédien, dont les plaintes ont été enregistrées.

 

Entre l’obéissance et les valeurs morales

Le psychosociologue Jean-Léon Beauvois et d’autres chercheurs se portent garants de la validité scientifique de l’expérience. Au départ, ils doutaient que les candidats puissent se métamorphoser en tortionnaires pour les besoins d’un jeu inepte, sans même une récompense à la clef. Du moins, pas autant que dans l’expérience de S. Milgram, qui, reproduite une vingtaine de fois, donne des résultats constants : environ 60 % des sujets administrent la décharge maximale. Or 82 % des candidats du jeu télévisé iront jusqu’au bout, à la stupéfaction des scientifiques se cachant la tête dans les mains ou jurant, liquéfiés, depuis les coulisses. Que l’émission soit présentée comme destinée au grand public ou uniquement réservée à des directeurs de programmes, les résultats sont identiques. Attention, les candidats ne virent pas pour autant à la bête féroce, trop heureuse de se déchaîner impunément. Leur cas de conscience est très clair : ils sont tiraillés entre l’obéissance à la règle (« Je me suis engagé à jouer le jeu ») et leurs valeurs morales (« Je ne peux pourtant pas continuer à faire souffrir cet homme »), entre leur comportement et leurs pensées. Chez quelques-uns, les valeurs l’emportent très vite. Chez d’autres, c’est plus laborieux. Pour l’écrasante majorité, la docilité prime. Qu’ils tentent de souffler les bonnes réponses à leur victime, qu’ils se consolent en constatant qu’après tout sa performance est nulle, qu’ils rechignent, qu’ils essaient de se convaincre que tout cela n’est pas réel…, ils envoient des décharges toujours plus redoutables. Pour le spectateur, ce constat est aussi une forme d’électrochoc.

Le dispositif d’une émission, avec la négation de la responsabilité des participants, la pression du public, les « règles du jeu » faisant autorité, paraît donc si puissant qu’il peut engendrer des actes de barbarie avec une facilité quasi instantanée, alors que les bourreaux n’ont rien à gagner. Mais on observe une différence notable avec les résultats classiques d’une expérience à la Milgram : si l’autorité de l’animatrice est contestée par une de ses assistantes, qui feint de se rebeller contre ce jeu de massacre, les candidats n’en profitent pas pour s’arrêter là. « Quelque chose a changé dans notre obéissance et notre rapport à autrui », en concluent M. Eltchaninoff et C. Nick dans la série documentaire et le livre consacrés à leur supercherie. Selon eux, nous serions devenus globalement plus dociles, en grande partie à cause de la télévision. Elle serait aujourd’hui perçue comme une représentation de l’autorité, plus encore que les scientifiques mis en scène par S. Milgram. Une « autorité invisible » qui modèlerait nos actes et nos pensées. « Nous obéissons plus à la télévision qu’à n’importe quelle autre instance. (…) C’est la télévision qui décrète les règles de la moralité. » En résumé, elle instaurerait une sorte de nouveau commandement : « Agis de telle sorte que si tu te voyais à la télévision, tu ne zapperais pas. » Un « totalitarisme tranquille », renchérit J.-L. Beauvois.

 

Pourquoi le plébiscite de la télé poubelle ?

Que penser de cette démonstration ? La partie expérimentale est implacable. Elle constitue un tour de force pédagogique dont la diffusion permettra au grand public de comprendre parfaitement l’expérience de S. Milgram et les rouages de ce que J.-L. Beauvois nomme la « soumission librement consentie ». L’interprétation, très offensive à l’égard de la télévision, mérite discussion. Près de huit mois après l’expérience de C. Nick, le psychologue social Laurent Bègue, de l’université de Grenoble et de l’Institut de France, a interrogé 85 % des participants à « La zone Xtrême ». D’après lui, les sujets qui ont résisté à la pression du jeu avaient déjà réalisé (ou étaient prêts à le faire) les actes suivants : signer une pétition, participer à un boycott, une manifestation ou une grève sauvage, occuper des bureaux et usines. Toujours selon ses conclusions, les gens de gauche ont été nettement plus rebelles. Parmi ceux qu’il a étudiés, ces traits de personnalité sont les plus corrélés aux comportements d’insoumission (1). Mieux cerner le profil des insoumis dont les valeurs l’emportent sur la situation s’annonce donc comme une étape essentielle, qui n’est pas encore menée à bien et compromet toute conclusion définitive quant à la surpuissance de la télévision, quoi que l’on puisse penser de ses dérives.

S’il est légitime de savoir pourquoi, sans conviction et même à regret, on peut électrocuter un pauvre bougre pour respecter les règles d’un jeu télévisé stupide, il subsiste une autre interrogation : pourquoi le public plébiscite-t-il les programmes de la télé poubelle, tout en les dénigrant ? Après tout, les consommateurs d’horreurs télévisuelles peuvent zapper. Et quand beaucoup le font, les émissions passent aussitôt aux oubliettes. Mais tant que les téléspectateurs regarderont, les concepteurs de ces programmes seront condamnés à l’escalade dans le mauvais goût. La télévision n’est-elle pas, elle aussi, confrontée à « la dictature de l’Audimat » ? Une autre forme de soumission volontaire…

 

NOTE :

(1) Laurent Bègue, « Soumission à l’autorité et variables de personnalité », rapport (en cours) du Laboratoire interuniversitaire de psychologie, université Grenoble-II.

Document 4: La "banalité du mal" revisitée 

Article de Jean-François Dortier, Sciences Humaines, avril 2008

 

 

 

 

Document 4: La "banalité du mal" revisitée

Article de Jean-François Dormion, Sciences Humaines, avril 2010

 

 

Comment des hommes ordinaires peuvent-ils devenir des bourreaux ? Simplement en exécutant les ordres, expliquait Hannah Arendt. Une série d’études récentes remet en cause ces conclusions. La « soumission à l’autorité » n’est pas aussi facile à induire qu’on l’a dit.

L’expression « banalité du mal » provient du sous-titre du livre qu’Hannah Arendt a consacré au procès d’Adolf Eichmann, le haut fonctionnaire nazi chargé de la logistique de la déportation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale (1). Ayant fui vers l’Argentine après la guerre, A. Eichmann est retrouvé par les services secrets israéliens en 1960, arrêté puis conduit en Israël où son procès s’ouvre en 1962. H. Arendt assistera à tout le procès pour le New York Times. Durant ces auditions, A. Eichmann n’a cessé de proclamer qu’il n’a fait « qu’exécuter les ordres ». Le témoignage de cet homme, apparemment si ordinaire, qui ne semble obnubilé ni par la haine ni par l’idéologie, va convaincre H. Arendt de sa thèse sur la banalité du mal. La monstruosité d’un régime peut parfaitement s’appuyer sur le travail ordinaire de fonctionnaires zélés se soumettant aux ordres. Pas besoin de haine ou d’idéologie pour expliquer le pire, la soumission suffit.
Quelque temps plus tard, le psychologue américain Stanley Milgram entreprend de démontrer expérimentalement ce que H. Arendt a révélé au procès Eichmann : la soumission à l’autorité suffit pour transformer un homme ordinaire en bourreau. C’est ainsi qu’est réalisée l’expérience la plus célèbre de toute l’histoire des sciences humaines (2). Au début des années 1960, S. Milgram recrute des personnes qui croient participer à une expérience scientifique. Il leur est demandé d’administrer des chocs électriques à des sujets attachés sur une chaise s’ils ne répondent pas correctement à des questions. D’abord étonnés, les bénévoles s’exécutent de leurs tâches, n’hésitant pas à envoyer des décharges électriques de plus en plus puissantes. L’expérience se révèle donc concluante : on peut commettre des actes violents sans forcément être poussé par la haine. Il suffit d’être sous l’emprise d’ordres impérieux. Chacun d’entre nous pourrait donc devenir un bourreau ?

Des hommes ordinaires

Quelques années plus tard, l’expérience connue sous le nom de « Stanford prison experiment » semble confirmer le fait. En 1971, le psychologue Philip Zimbardo monte une expérience où des étudiants sont invités à rester quinze jours enfermés dans un bâtiment. Les uns joueront le rôle de gardiens, les autres de prisonniers. Mais au bout de quelques jours, des gardiens commencent à se livrer à des brutalités et humiliations sur leurs prisonniers. L’un deux, rebaptisé John Wayne, prend son rôle de maton avec un zèle plus qu’excessif. Au bout d’une semaine, l’expérience doit être stoppée ! Pour P. Zimbardo, la preuve est faite : porter un uniforme, se voir confier un rôle dans un lieu inhabituel suffisent à transformer un sympathique étudiant en un impitoyable tortionnaire. Il vient d’ailleurs de publier un nouveau livre dans lequel il relate l’expérience de Stanford, et y voit une explication à ce qui s’est passé à la prison d’Abou Ghraib en Irak, où des soldats américains se sont livrés à des actes de torture sur des prisonniers irakiens (3).
Cette expérience a été explicitement évoquée par Christopher Browning, dans Des hommes ordinaires, pour expliquer les conduites du 101e bataillon de réserve de la police allemande. Celui-ci, composé d’hommes ordinaires, pères de famille, ouvriers et membres de la petite bourgeoisie, exécuta 40 000 Juifs polonais en 1942 et 1943 (4).
Tous les faits et analyses semblent donc confirmer la thèse de la banalité du mal. Pourtant, ces derniers mois, une série de publications est venue remettre en cause ce que l’on tenait pour évident. Et les certitudes vacillent.
Dans un article de janvier (5), deux psychologues britanniques, Alexander Haslam de l’université d’Exeter et Stephen D. Reicher de l’université de Saint Andrews rouvrent le dossier, jetant un pavé dans la mare. « Jusqu’à récemment, il y a eu un consensus clair entre psychologues sociaux, historiens et philosophes pour affirmer que tout le monde peut succomber sous la coupe d’un groupe et qu’on ne peut lui résister. Mais maintenant, tout d’un coup, les choses semblent beaucoup moins certaines. »
Les remises en cause sont d’abord venues de travaux d’historiens. Les publications sur A. Eichmann se sont multipliées ces dernières années. L’historien britannique David Cesarani s’est livré à un réexamen minutieux de sa biographie (Becoming Eichmann: Rethinking the life, crimes, and trial of a « desk killer », 2006). Contrairement à l’image qu’il a voulu donner de lui-même lors de son procès, A. Eichman fut un antisémite notoire, parfaitement conscient de ce qu’il faisait. Il a pris des initiatives qui allaient au-delà de la simple exécution des ordres. L’image du fonctionnaire anonyme n’était qu’une ligne de défense. Et H. Arendt est tombée dans le piège. Peut-être même a-t-elle accepté un peu vite ses conclusions parce qu’elle permettait de formuler une thèse forte et percutante : les systèmes monstrueux vivent de la passivité des individus ordinaires.
De son côté, l’historien Laurence Rees a rouvert le dossier Auschwitz (6). Il montre que les organisateurs de la solution finale n’étaient pas des exécutants serviles. Les ordres donnés étaient souvent assez vagues et il fallait que les responsables de la mise en œuvre prissent des initiatives et fissent preuve d’engagement pour atteindre les buts fixés. Selon L. Rees, cet engagement est d’ailleurs ce qui donne force au régime totalitaire. Il faudrait donc autre chose que de la simple soumission à un système pour aboutir à des crimes de masse. Cela nécessite aussi que les exécutants des basses besognes croient à ce qu’ils font, adhèrent à leur mission, se mobilisent activement. L’obéissance ne suffit pas, l’idéologie compte (7).

La morale des bourreaux

Ainsi que la morale. Oui, la morale ! Les « exécuteurs » de génocides – en Allemagne, au Rwanda… – n’étaient pas des psychopathes ou des hordes de sauvages assoiffés de sang, ni des exécutants aveugles. Ils agissaient en toute conscience pour ce qu’ils jugeaient être le bien. Dans l’expérience de S. Milgram, il y a fort à parier que les sujets devenant bourreaux agissaient avec le sentiment de faire progresser la science. Autrement dit, soulignent A. Haslam et S. Reicher, ils trouvaient leur comportement moralement justifiable.
Un autre mécanisme intervient dans le passage à l’acte. Plus les bourreaux se sentent étrangers aux victimes, plus est aisée leur élimination. Les meurtriers de masse n’ignorent pas la morale commune ; ils portent des valeurs, ont le sens du devoir et des interdits comme chacun d’entre nous. Simplement, c’est à qui peut s’appliquer cette morale commune qui change. Les limites entre le « eux » et le « nous ». Dès lors qu’un groupe n’est plus inclus dans l’humanité commune, tout devient possible. Telle est la thèse développée par le psychologue Harald Welzer, dans son livre Les Exécuteurs (Gallimard, 2007), qui passe en revue des témoignages de massacre, au Viêtnam, en Yougoslavie ou au Rwanda.
Enfin, le sentiment de menace est un élément important souligné tant par A. Haslam et S.D. Reicher que par H. Welzer. Les gens qui commettent des massacres le font dans des périodes de guerre ou de guerre civile. Ils ont le sentiment que leur monde s’écroule et que leur communauté est menacée. Ils ont parfaitement conscience de vivre une situation exceptionnelle, et qu’il faut agir selon des normes inhabituelles. Ce sont des hommes certes ordinaires, mais vivant dans un contexte extraordinaire.

 

 

NOTES

(1) Hannah Arendt,Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, 1963, rééd. Gallimard, coll « Folio essais », 1991.
(2) Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Calmann-Lévy, 1974.
(3) Philip Zimbardo,The Lucifer Effect: Understanding how good people turn evil, Random House, 2007.
(4) Christopher Browning,Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, 1996, rééd. Tallandier, 2007.
(5) Alexander Haslam et Stephen D. Reicher, « Questioning the banality of evil », The Psychologist, vol. XXI, n° 1, janvier 2008.
(6) Laurence Rees,Auschwitz: The Nazis and the « final solution », BBC, 2005.
(7) Voir Daniel Jonah Goldhagen,Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, 1966, rééd. Seuil, coll. « Points essais », 1998.

 

 

 

 

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