Qu'est-ce que transmettre?

Publié le par CE Millon

Vous trouverez ci-dessous deux articles publiés dans un dossier de la revue Sciences humaines consacré à la transmission.

 

12511863672_36_HS_258-1-.jpgCe que « transmettre » veut dire

Jean Wemaëre (Président de Demos-Formation) et Jean-Claude Ruano-Borbalan

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Transmettre. Voilà un mot qui, il y a quelques années, était passé de mode. Aux yeux de beaucoup, il sentait bon le conservatisme, la frilosité patrimoniale, en des temps de progrès, de nouveauté, depuis que les années 70 avaient célébré l'innovation et la rupture avec les générations précédentes.

Qu'avait-on à transmettre puisqu'il convenait de rompre avec le passé et la tradition ? En éducation par exemple, la critique de la pédagogie traditionnelle combattait une vision jugée simpliste de la transmission des savoirs, de celui qui sait vers celui qui ne sait pas. Les sciences humaines et sociales, de leur côté, montraient que l'idée même de transmission est sujette à caution. C'était le temps de la découverte de l'acteur, de l'apprenant, du sujet qui, loin d'être un récepteur passif, transforme et réinvente la culture, les savoirs, les informations que l'on pensait transmis directement auparavant.

La question de la transmission est à nouveau d'actualité. Dans le domaine de l'éducation, malgré la critique de la pédagogie traditionnelle, la question de savoir quelles valeurs et quelles connaissances l'institution scolaire et les organismes de formation doivent transmettre a gardé toute son acuité : des commissions ministérielles ont été chargées de redéfinir les contenus et les méthodes d'enseignement, en tenant compte de l'évolution des connaissances scientifiques mais aussi des fonctionnements sociaux.

Dans les années 80, des travaux d'historiens, des débats sociaux ont remis en question les contenus de la mémoire nationale, appelant à la prise en compte de mémoires sociales plus diverses, à propos par exemple de la Seconde Guerre mondiale ou du régime de Vichy. On s'est également penché sur la construction des identités individuelles, sociales ou politiques, en raison de débats sur le racisme, le multiculturalisme ou les conflits ethniques dans le monde depuis les années 90. Plus récemment, des psychologues et psychanalystes, mais aussi des sociologues et des anthropologues se sont interrogés sur les contenus de la transmission familiale et de la filiation.

Après une longue éclipse donc, la question de la transmission est de retour : on s'est avisé qu'il s'agit d'un concept général et qu'il doit bien recouvrir, malgré la diversité de ses champs d'application, des réalités et des processus communs. Cette idée est, par exemple, à l'origine d'un colloque sur la transmission organisé par le Collège international de philosophie en avril prochain. Si, disent ses organisateurs, la question de la transmission se pose différemment selon qu'il s'agit de transmettre un savoir, un message, une identité, une parenté, un droit ou bien une maladie, une constante existe : transmettre suppose une volonté et donc une politique de la transmission. De plus, transmettre ne peut se penser indépendamment de ce qui est transmis. Les sciences sociales et humaines ajoutent que la transmission ne peut être comprise indépendamment des filtres, des biais et des réinterprétations inhérentes à ce processus.

 

Le poids des secrets de famille

Serge Tisseron

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Les secrets de famille sont la cause de troubles affectifs qui se transmettent de parents à enfants. Ils peuvent faire obstacle, à leur tour, au bon déroulement des acquisitions scolaires.

La transmission trouve évidemment son terrain de choix dans la famille et dans l'école. L'importance de l'une et de l'autre rend d'autant plus essentielle leur complémentarité. Or les processus de transmission à l'oeuvre dans la famille et dans l'école peuvent s'étayer, mais ils peuvent aussi s'annuler. Une telle situation peut porter sur un contenu - par exemple en cas de désaccord d'une famille sur certaines valeurs transmises à l'école, comme la laïcité -, mais elle peut aussi porter sur la capacité de l'enfant à bénéficier des transmissions scolaires. Pour que l'enfant puisse bénéficier de la situation de transmission, il faut en effet qu'il accepte que l'adulte soit en situation de lui transmettre et être capable d'intégrer ses expériences nouvelles à l'ensemble de sa personnalité. Or, ces deux processus peuvent être gravement gênés par l'existence de secrets.

Les enfants qui grandissent dans des familles où il existe des secrets graves présentent souvent des troubles de leurs apprentissages scolaires. Ils sont, par exemple, rêveurs, dissipés, ou concentrent leur intérêt sur une seule matière aux dépens de toutes les autres.

Pour comprendre ce processus, nous devons, il est vrai, rompre avec un certain nombre d'erreurs qui entourent la notion de secret de famille. Tout d'abord, un secret de famille n'est pas seulement quelque chose que l'on ne dit pas, puisque nous ne disons bien entendu pas tout et à tout moment. Il porte à la fois sur un contenu qui est caché et sur un interdit de dire et même de comprendre qu'il puisse y avoir, dans une famille, quelque chose qui fasse l'objet d'un secret. En outre, dans leur grande majorité, les secrets ne sont pas organisés autour d'événements coupables ou honteux comme on le croit souvent. Les fameuses « fautes de nos ancêtres » ne sont qu'une source très minime de secrets de famille. La plupart d'entre eux sont en fait organisés autour de traumatismes vécus par une génération et incomplètement symbolisés par elle. Il peut s'agir de traumatismes privés, comme un deuil, mais aussi collectifs comme une guerre ou une catastrophe naturelle.

Ces événements n'ont pas reçu de mise en forme verbale, mais ils ont toujours été partiellement symbolisés sous la forme de gestes et d'attitudes et, parfois aussi, d'images montrées ou racontées en famille. En effet, la symbolisation n'est pas seulement verbale. Elle est aussi sensori-motrice, à travers les gestes, attitudes, mimiques, et elle est également imagée à travers les images construites ou seulement imaginées. Ces symbolisations partielles peuvent, dans le cas d'événements douloureux, se traduire chez les parents par des silences ou des propos énigmatiques, des pleurs ou des colères sans motif apparent, totalement incompréhensibles pour leurs enfants.

Ceux-ci vont se trouver, de ce fait, confrontés à de grandes difficultés. Un parent leur manifeste des émotions, des sensations et des états du corps en relation avec une expérience forte, mais sans pouvoir leur confirmer la nature de ce qu'il éprouve et encore moins leur en expliquer la raison. Ses attitudes et ses gestes peuvent notamment entrer en contradiction avec les mots qu'il prononce, mais aussi entre eux, et être même parfois totalement déplacés par rapport à la situation.

C'est, par exemple, le cas de la mère qui regarde son enfant en souriant puis cesse brusquement de sourire et s'assombrit. Ou bien, c'est le cas du père qui tient son enfant sur ses genoux en regardant la télévision, et se raidit soudain en écartant l'enfant. Ces changements brutaux d'attitude, de mimique, de comportement ou d'intonation ont toujours une cause précise. Par exemple, la mère a cru soudain voir dans le regard de son enfant, ou même dans la seule forme de son visage, quelque chose qui lui a rappelé le visage de son propre frère à un moment où elle a eu très peur de lui. Le père qui regardait tranquillement la télévision a soudain été bouleversé parce qu'un mot ou une image a réveillé un souvenir terrible de son histoire passée. A travers ces « suintements » du secret - qui peuvent être aussi bien des mots répétés, des lapsus ou des comportements -, l'enfant pressent une souffrance chez son parent.

Considérés d'un point de vue extérieur, les secrets de famille consistent donc en événements gardés cachés sur plusieurs générations. Mais, pour les enfants qui grandissent en y étant confrontés, l'important ne réside pas dans l'événement initial qu'il leur est de toute façon le plus souvent impossible à connaître. Il consiste dans leurs questions et leurs doutes à son sujet, et, plus encore, dans les choix qui en découlent.

Face à cette souffrance dissimulée, l'enfant peut en effet réagir de trois manières différentes, qui peuvent chacune porter ombrage à ses apprentissages.

D'abord, il peut imaginer qu'il est lui-même le responsable de la souffrance qu'il pressent chez son parent et s'engager dans la voie de la culpabilité. Cette manière de réagir est plutôt caractéristique de la petite enfance. Dans les premières années de la vie, en effet, l'enfant se sent volontiers l'origine et la cause de ce qu'il perçoit chez les adultes qui l'entourent.

Perte de confiance envers les autres et soi-même

L'enfant plus grand imagine volontiers que ses parents sont coupables de quelques actes terribles qu'ils voudraient lui cacher. Il n'est pas tant sujet à la culpabilité qu'à la perte de confiance en ses parents. Cette perte de confiance peut s'étendre aux adultes auxquels ces derniers sont appelés à déléguer une partie de leur pouvoir, en particulier les enseignants. Enfin, il est également possible que l'enfant perde confiance en ses propres capacités. C'est le cas lorsqu'il est confronté à des parents qui lui affirment que les choses ne sont pas telles qu'il les a vues ou entendues. L'enfant a alors l'impression de ne plus pouvoir faire confiance en ses propres capacités. Il perd confiance en lui, et il peut finir par douter de la réalité de ce qu'il voit et entend, et même de l'ensemble de ses capacités psychiques. Par ailleurs, les enfants qui grandissent dans une famille à secrets deviennent souvent à leur tour des adultes qui créent de nouvelles situations de secrets. Comme ils ne peuvent pas maîtriser les secrets dont ils sont victimes, ils tentent d'en créer d'autres qu'ils puissent contrôler. Mais leurs enfants risquent bien d'en être perturbés à leur tour. En tous cas, un secret de famille anodin - ou que tout le monde connaît et fait semblant d'ignorer - en cache bien souvent un autre, qui peut être très grave, dans les générations précédentes. Heureusement, tous les traumatismes n'engendrent pas forcément un secret, car il est toujours possible d'évaluer et de surmonter leurs effets.

La transmission d'un secret collectif

La plupart des secrets sont liés à un traumatisme non-surmonté, qui peut être individuel, comme un deuil ou une fausse couche, ou collectif : les catastrophes naturelles, les attentats et les guerres sont des sources importantes de secrets dans lesquelles le silence familial est redoublé par le silence social. La transmission peut alors être malade au niveau d'un pays entier, comme le montre le cas de l'Allemagne de l'Ouest après la guerre. Ce pays, à partir de 1950 et encore plus après 1980, s'est en effet si bien engagé dans un effort d'explication du national-socialisme que certains historiens l'ont pris comme modèle de nation authentiquement désireuse de tourner la page d'un passé tragique.

Les enfants d'âge scolaire ont bénéficié de films, d'émissions de télévision, d'expositions photographiques et d'interventions scolaires sur les crimes du nazisme. Pourtant, certains historiens nient qu'il y ait eu dans l'Allemagne d'après-guerre une véritable volonté d'expliquer cette période. Comment rendre compte de cet apparente contradiction ?

En fait, il n'y a pas eu deux consignes opposées données aux mêmes institutions qui auraient été : « Parlons du national-socialisme » et « Ne parlons pas du national-socialisme ». Si tel avait été le cas, il aurait été possible de dénoncer la duplicité officielle beaucoup plus tôt, et les historiens ne se seraient pas privés de le faire. En réalité, les deux messages différents ont été délivrés à deux instances distinctes. D'un côté, l'Etat a encouragé indirectement ses institutions et notamment l'école, à évoquer les crimes du national-socialisme. D'un autre côté, le même Etat a encouragé le silence familial sur cette période de l'histoire allemande. Un propos couramment tenu par les politiques allemands, toutes tendances confondues, était alors que la gravité de ces événements justifiait que l'on respecte le silence sur eux. Ils ne conseillaient pas aux parents de se taire, mais le résultat était le même. Les parents réticents à parler de ce qu'ils avaient vécu entre 1933 et 1945 se sentaient justifiés de se taire et leurs enfants culpabilisaient de vouloir insister. En pratique, cela signifiait qu'un enfant qui entendait parler longuement de la guerre à l'école, puis qui rentrait chez lui et tentait de parler avec ses parents, se heurtait à leur silence. Il intériorisait vite l'idée que poser des questions était incorrect.

Cette politique a produit une génération née après-guerre qui s'est trouvée prise entre les deux feux de la mémoire officielle et du silence familial. Cette situation permet de comprendre le refus manifesté aujourd'hui par certains Allemands d'une « culpabilisation excessive » de leur pays. En fait, quand un Allemand né après la guerre déclare : « Je ne me laisserai pas culpabiliser par des événements auxquels je n'ai pas participé puisque je suis né après la guerre », il faut entendre aussi qu'il dit d'abord : « Je ne vous laisserai pas culpabiliser mes parents. »

A partir de cet exemple, on comprend que la question de la mémoire ne se laisse pas ramener seulement aux deux pôles de l'individu et du collectif. Il faut y ajouter celui de la mémoire familiale, et comparer la transmission réalisée par les institutions officielles, comme l'école, à celle qui s'effectue dans les familles.

Dans le cas de l'Allemagne de l'Ouest, un secret collectif non-élaboré a produit des déficits dans les transmissions familiales, et celles-ci ont à leur tour perturbé la transmission du message sur le nazisme délivré par l'école.

Les parents contre l'école ?

Ce qui précède peut laisser imaginer que l'école et la famille devraient absolument tenir le même discours et transmettre les mêmes attitudes. Il semble important, cependant, de maintenir certaines séparations entre les deux. Le désir que manifestent aujourd'hui certains parents de contrôler tout ce qui se fait dans l'école peut en effet avoir des conséquences catastrophiques. On se souvient que la question du foulard islamique a été considérée par certains comme une tentative menée par des parents intégristes pour imposer leur loi à leur fille jusque dans l'école laïque.

Mais il n'y a pas que les parents intégristes à vouloir imposer leur regard et leur contrôle sur l'école. Certains parents ayant des enfants en crèche, par exemple, demandent l'installation de webcaméras à l'intérieur de ces établissements (1). La première crèche ainsi équipée se trouve à Issy-les-Moulineaux. Les parents peuvent ainsi avoir accès, via un numéro de code personnel, à un site Internet sur lequel ils surveillent leur bambin à son insu ainsi que le personnel chargé de s'en occuper. Derrière cette affaire de caméras, on trouve le désir inconscient de la part des parents d'empêcher le nécessaire travail de séparation des enfants et aussi de retarder le leur. La période de la crèche est celle qui permet aux uns et aux autres d'en aborder la première étape. Du côté des parents, elle exige qu'ils acceptent de déléguer le pouvoir de rassurer leur enfant à des tiers « maternants », comme ils accepteront plus tard de déléguer le pouvoir de l'éduquer à des tiers « paternants ». Dans les deux cas, il s'agit pour eux d'accepter de perdre une partie de leur toute-puissance, et de considérer l'enfant comme un sujet à part entière.

C'est un droit que les lieux de vie collectifs existant actuellement garantissent. Mais il y a un risque que le cordon ombilical virtuel établi via Internet fasse obstacle à l'apprentissage en collectivité loin du regard des parents. Certains parents, et notamment certaines mères, seront ravies d'en faire l'économie. On peut imaginer les propos ambigus qu'un parent ayant vu son enfant la journée, par caméra interposée, pourra lui tenir le soir à son retour de la crèche : « Tu ne m'as pas vu, mais moi je t'ai vu, tu as fait ceci ou cela ! » Ou même : « Si tu le désires, tu peux me faire coucou pendant la journée, où que je sois, je te verrai ! »

Tous les enfants ont aujourd'hui la possibilité d'échapper à leur milieu familial le temps de leur intégration dans une collectivité, qu'il s'agisse d'une crèche, d'une école ou d'un club. Ils y gagnent d'être confrontés à d'autres regards sur eux que ceux de leurs parents, et donc à un autre point de vue sur leurs apprentissages et leurs possibilités. La loi Guizot (1833) a tenté de garantir l'indépendance des écoles par rapport aux autorités locales. Il est peut-être important de réfléchir à leur indépendance par rapport à l'autorité familiale. Les spécialistes de l'enfance savent combien il est important de respecter l'hétérogénéité des apprentissages en fonction des lieux et des interlocuteurs avec lesquels ceux-ci sont mis en jeu : certaines acquisitions sont d'abord faites à la maison et d'autres en collectivité, et il est essentiel de ne pas pousser l'enfant à se développer forcément au même rythme et de la même façon dans ces deux lieux. A travers cette hétérogénéité des apprentissages et la manière dont l'enfant les traduit et les manifeste, c'est la découverte de sa liberté qui est en jeu.

Dans les années 1960, le couple école-famille semblait valoir à la mesure de leurs ressemblances ou de leurs différences. Les travaux du sociologue Pierre Bourdieu, en particulier, affirmaient qu'en dépit de sa vocation démocratique, l'école publique travaillait à reproduire les inégalités sociales en place. L'enfant n'était censé bénéficier d'une véritable potentialisation de ses capacités que lorsque les connaissances et les manières de faire véhiculées par l'école étaient identiques à celles de la famille. La synergie des informations et des « habitus » véhiculés par l'école et la famille constituait une sorte de « turbo » qui propulsait l'enfant bien né vers le succès. Au contraire, lorsque le décalage entre la culture familiale et celle de l'école était important, comme c'est souvent le cas dans les familles défavorisées, l'enfant développait un handicap qui se traduisait notamment par l'échec scolaire. Ce système diabolique méritait bien le nom sous lequel P. Bourdieu l'a rendu célèbre, la « reproduction ».

L'illusion du déterminisme social

On est bien obligé de constater que les choses ne sont pas si simples. Certains enfants issus de milieux particulièrement défavorisés s'élèvent très haut dans la hiérarchie sociale, et P. Bourdieu en est un exemple. D'autres enfants, issus de milieux aisés, auxquels le « capital culturel » ne manque pas, échouent pourtant lamentablement, à la fois scolairement et socialement, et ceci indépendamment de leurs capacités intellectuelles.

En fait, les performances scolaires d'un enfant ne sont pas seulement fonction de son intelligence et de l'aide que lui apporte son milieu familial, ne serait-ce que par imprégnation. Elles dépendent aussi de sa capacité à se donner des représentations personnelles, intégrées à sa personnalité, de ce que l'école vise à lui transmettre. Or certains enfants se heurtent sur ce chemin à un blocage de leurs capacités de symbolisation, parce que certaines de leurs expériences faites en famille sont pour eux interdites de symbolisation. Il peut s'agir d'expériences vécues une seule fois, comme des sévices sexuels ponctuels. Mais ce sont plus souvent des expériences faites un peu chaque jour, comme c'est le cas lorsqu'il existe un secret de famille.

Le résultat est le même dans tous les cas. Le blocage des processus de symbolisation autour de cette expérience capitale pour l'enfant porte ombrage à l'ensemble de ses performances d'apprentissage. Autrement dit, même lorsque le capital culturel ne manque pas à de tels enfants, il est difficilement utilisable. Pire encore, parfois, ces enfants issus de milieux privilégiés « jettent le bébé avec l'eau du bain » : ils « vomissent » en quelque sorte leur capital culturel. Celui-ci leur apparaît en effet comme une forme grave d'hypocrisie : c'est à leurs yeux le masque derrière lequel leur famille dissimule des secrets inavouables.

On comprend ainsi comment des enfants issus de familles aisées et cultivées en viennent à refuser les facilités que leur milieu leur offre et s'engagent dans une carrière d'échecs scolaires, voire de délinquance ou de toxicomanie. Accepter l'héritage social serait pour eux accepter l'hypocrisie familiale. D'autres « jettent leur gourme » et essayent de tout reprendre à zéro, avec plus ou moins de succès.

A l'inverse, il arrive que des enfants issus de milieux particulièrement défavorisés, à la fois sur les plans des capitaux matériel, culturel et relationnel, réussissent brillamment dans leurs études. Quand on connaît de tels enfants, on s'aperçoit toujours que leur milieu familial encourage leur travail psychique de symbolisation. Lorsqu'il s'agit de familles d'immigrés, notamment, les conditions de l'immigration et la période qui l'a précédée font l'objet de récits, et il existe souvent des photographies qui en témoignent. Enfin, de façon générale, aucun événement vécu par l'enfant n'est interdit de parole. Ce travail d'assimilation psychique des expériences du monde familial se prolonge alors naturellement dans un travail d'assimilation psychique des expériences du monde scolaire.

Dans la transmission, ce qui importe, ce n'est pas le contenu, c'est la capacité de pouvoir se construire des représentations personnelles de ses expériences du monde, autrement dit la capacité de symbolisation. Lorsqu'elle est mise en défaut par un secret, privé ou social, l'aptitude des enfants à bénéficier de toutes les formes de transmission, aussi bien familiales que scolaires, peut être gravement perturbée. C'est pourquoi les parents ont avantage à évoquer avec leurs enfants les questions douloureuses qui les travaillent. Il ne s'agit pas de « tout leur expliquer », mais de les rassurer sur le fait qu'ils ne sont pas responsables des souffrances de leurs parents. En outre, en parlant tôt de ces questions, les parents se familiarisent eux-mêmes avec les mots pour les dire. Quand l'enfant devient assez grand pour tout comprendre, les mots viennent facilement sur leurs lèvres, et ils établissent ainsi une communication qui permet à l'enfant de se construire et de bénéficier de tous les nouveaux apprentissages auxquels il peut être confronté, scolaires ou non.


NOTES

1 

«Bébés sous l'oeil du Net », Le Monde, 8 novembre 1998.

 

 

 

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